La méthode
Son projet pour un cours d’interprétation
Même si ses problèmes aggravés de santé l'ont obligé à renoncer à son poste de professeur au Conservatoire de Genève, Dinu Lipatti commence à écrire un cours d'interprétation pour piano, quelques mois avant sa mort. Il souhaitait ainsi respecter sa promesse envers le Conservatoire, de dispenser chaque année un cours extraordinaire
On croit à tort que la musique de telle ou telle autre époque doit garder l’empreinte, les caractéristiques, les vices même de l’interpretation en usage au moment où cette musique naissait. En usant ainsi on a la conscience tranquille, on se croit àl’abri de toute dangereuse déformation. Et pour y parvenir que d’efforts, que de recherches dans la poussière du passé, que de scrupulosité inutile envers ‘l’unique objet de nos soucis’, que, pour vouloir trop véridiquement mettre en lumière, nous finissons par noyer dans un irréductible fatras de préjugés et de fausses données. Car, ne l’oublions jamais toute vraie et grande musique dépasse son temps et, plus encore, n’a jamais correspondu aux cadres, formes et règles en vigueur à l’époque de sa création. Bach dans ses œuvres d’orgue réclame l’orgue électrique et ses moyens illimités, Mozart réclame le piano et s’éloigne carrément du clavecin, Beethoven exige impérieusement notre piano moderne, Chopin, l’ayant, lui donne le premier de la couleur, et Debussy va plus loin en présentant à travers ses Préludes les ondes Martenot. Dès lors, vouloir restituer à la musique son cadre de l’époque c’est vouloir habiller un adulte dans les habits d’adolescent. Ceci peut avoir un certain charme lors d’une reconstitution, mais ne peut et ne doit intéresser que les amateurs de feuilles mortes ou les collectionneurs de pipes usagées.
Ces reflexions me sont venues en songeant àl’étonnement que j’ai provoqué jadis en jouant, dans une grande festivité musicale européenne le Concerto en ré mineur de Mozart avec la magnifique et étonnante cadence que Beethoven a faite pour cette œuvre. Certes, on sentait que les mêmes thèmes venaient autrement sous la plume de Beethoven que sous celle de Mozart. Mais là résidait justement l’intérêt de cette intéressante confrontation entre deux personnalités si différentes. J’aime mieux vous dire qu’à part quelques esprits libres personne n’a rien compris à ce mariage et que tout le monde me soupçonnait d’avoir écrit cette bien vilaine et anachronique cadence!
Stravinsky a tellement raison quand il affirme que ‘la musique c ‘est le présent’ !
La musique doit vivre sous nos doigts, sous nos yeux, dans nos cœurs et nos cerveaux avec tout ce que nous, les vivants, pouvons lui apporter en offrande.
Loin de moi de préconiser l’anarchie et le défi des lois fondamentales qui régissent, en lignes générales, la coordination de tout interprétation valable et pertinente. Mais je trouve une grave erreur que se perdre en recherches inutiles de détails sur la manière dont Mozart devait jouer tel trille ou tel grupetto. Pour ma part, les indications si divergentes que nous lèguent sur ce chapitre les excellents mais désormais bien limités traités me font prendre délibérément le chemin de la simplification et de la synthèse en gardant comme inflexibles quelque quatre ou cinq principes de base que vous savez tous (du moins, je le suppose), en me fiant pour le reste à l’instinct , cette seconde mais non moins précieuse intelligence, ainsi qu’à la pénétration en profondeur de l’oeuvre qui, tôt ou tard, finit par livrer le secret de son âme.
N’interrogez jamais une oeuvre avec les yeux des morts ou du passé, elle serait bien capable de vous livrer en retour l’mage du crâne du Yorick. Casella dit avec raison qu’il ne faut pas se contenter de respecter les chef’s-d’oeuvre, mais qu’il faut les aimer.”