Les élèves de Lipatti
Dinu Lipatti - ses élèves s'en souviennent
Rayonnement, sincérité, modestie, délicatesse - autant de mots qui définissent la personnalité et l'interprétation de Dinu Lipatti. Ces mêmes mots - ou des synonymes - ont été prononcés par ses anciens élèves de Genève, qui ont parlé, plus ou moins récemment, de leur pianiste-professeur. L'événement-hommage "Les journées Lipatti" - la rubrique "Dinu LIpatti vu par ses élèves."
Jacques Chapuis, pianiste et professeur suisse, s'est éteint il y a trois ans. En 1995, il accordait, à Florica Gheorghescu, une interview dont voici un extrait.
"Je l'ai écouté jouer dans des récitals au moins 20 ou 30 fois, et 30 autres fois accompagné par un orchestre. Lorsqu'il interprétait les chorals de Bach, bien qu'à travers le temps, il eût joué différentes versions - plus rapide, plus lente, plus souple, plus rigide -, une sorte de recueillement s'emparait de la salle, à la fin du récital, une sorte d'apaisement qui s'installait après tout ce qu'il avait joué et tous les sentiments qu'il avait exprimés. Après avoir écouté ces chorals, dont les accords semblaient encore suspendus au-dessus de leurs têtes, certaines personnes étaient incapables de se lever et de quitter leurs fauteuils."
La pianiste et première femme chef d'orchestre de Suisse, Hedy Salquin, a étudié, elle aussi, avec Dinu Lipatti. Alina Velea, coordonnatrice du projet Lipatti, proposé par le Groupe musique de l'Union européenne de radio, s'est entretenue avec Hedy Salquin à Genève, au mois d'avril de cette année.
"Je suis très émue de vous rencontrer, en souvenir de mon cher professeur Dinu Lipatti. Je le garde dans mon cœur depuis que j'avais 15 ans, le moment-événement où j'ai fait la connaissance de cet homme extraordinaire. Lipatti a été un ange. Je ne peux pas le décrire autrement et je n'exagère en rien. Il était un être lumineux, qui a changé ma vie. Moi, j'étais l'élève d'un très bon professeur, Alexandre Motu, qui était malheureusement décédé, et, au printemps 1943, le directeur du Conservatoire de Genève m'a informé que Dinu Lipatti allait être mon nouveau professeur. Je ne peux pas vous dire le bonheur que j'ai ressenti à ce moment-là. C'est dans le cabinet du directeur que j'ai fait la connaissance d'un monsieur brun, petit et très pâle - c'était Dinu Lipatti. Cela a été le début d'une période merveilleuse, inoubliable, le meilleur des meilleurs temps de ma vie."
L'organiste et chef d'orchestre suisse Paul Louis Siron a été lui aussi un des élèves de Dinu Lipatti, à Genève. Voici un extrait d'une interview enregistrée par Florica Gheorghescu en 1995.
"J'ai eu le privilège d'étudier avec Dinu Lipatti entre avril 1944 et juin 1945, mais je l'ai aussi revu après. Voici comment j'ai fait la découverte de Lipatti, à la veille même de notre première leçon. C'était au Grand Théâtre de Genève, où il donnait un concert avec l'Orchestre de la Suisse Romande, au profit de la Croix-Rouge. Tout ce que je savais de lui c'est qu'il était roumain. Je l'ai écouté jouer le premier Concerto de Chopin et j'ai tout de suite compris qu'il était un très, très grand pianiste. Je dirais qu'il était exigeant, mais aussi modeste. Sa technique lui aurait permis d'être un interprète plus brillant que les plus brillants pianistes du monde ; il aurait pu se forger la réputation de meilleur pianiste au monde. Mais il n'en voulait pas, ça ne l'intéressait pas. Lui, il cherchait la sincérité, la vérité, l'authenticité. Cette même attitude envers la musique est extrêmement importante pour tous ceux qui l'ont connu."
Bela Siki, ancien élève de Lipatti, pianiste et professeur américain d'origine hongroise, né à Budapest et établi à Seattle. Comment Bela Siki a-t-il rencontré Dinu Lipatti ?
« En 1947, je suis parti de Hongrie pour me rendre en Suisse, où j’avais obtenu une bourse pour étudier avec Edwin Fischer. Quand j’y suis arrivé, en septembre, j’ai voulu avant tout visiter Genève, surtout le petit musée à l’intérieur du Conservatoire, qui détenait des témoignages sur le passage de Franz Liszt dans la ville, en 1835 - 1836. J’étais accompagné par un bon ami hongrois, qui m’a servi de guide, quand, juste avant de sortir du musée aménagé au deuxième étage du Conservatoire, nous avons heurté un monsieur de petite taille, aux grands yeux noirs. Après lui avoir présenté nos excuses, nous avons continué notre chemin et j’ai demandé à mon ami qui était ce monsieur, puisqu’il avait l’air de le connaître. Il m’a jeté un regard étonné : tu ne le connais pas ? C’est Lipatti ! Je n’avais jamais entendu ce nom et j’ai réagi en conséquence : C’est qui, Lipatti ? Il m’a répondu : si tu ne le connais pas, je te dis qu’il enseigne ici même et je te dis aussi de venir chez moi, pour écouter un de ses disques. J’ai accompagné mon ami dans son appartement et il m’a fait écouter un enregistrement du Choral « Jésus que ma joie demeure » de Bach. J’ai eu un choc. Jamais, je n’avais écouté quelqu’un jouer ainsi au piano. Je suis revenu à mon hôtel, où je me suis mis à réfléchir à ce que devais faire - Edwin Fischer m’attendais, certes, mais moi, je voulais étudier avec ce petit monsieur, que nous avions croisé au Conservatoire. Après une nuit blanche, ma décision était prise : j’allais rester là pour être l’élève de Lipatti – sans penser au fait que lui il ne parlait que le roumain et le français, tandis que moi je ne m’exprimais qu’en hongrois et en allemand. »
Quelle a été la relation entre l’élève Bela Siki et le professeur Dinu Lipatti ?
«J’ai passé les examens au Conservatoire de Genève et j’ai été admis dans la classe de Lipatti. C’est comme ça que tout a commencé. Dès le début, je me suis rendu compte à quel point j’avais de la chance. Il me traitait plutôt en collègue. Il m’a appris à chercher la musique et, en partant de la page imprimée, à la reconstruire au plus près de ce que le compositeur avait entendu avant de la fixer dans des notes musicales. En 1949, j’ai demandé à Lipatti de m’accorder sa confiance et de me permettre d’interpréter une de ses créations. Il m’a donné une pièce qu’il avait écrite en Roumanie pour l’anniversaire de sa professeur, Florica Musicescu – c’était la Sonatine pour la main gauche, une composition brève mais excellente, que j’ai maintes fois jouée et enregistrée. Malheureusement, j’ai étudié avec Lipatti une seule année, mais à ma grande joie, il m’a accepté dans son cercle intime, j’allais souvent chez lui, où je jouais de nouveaux répertoires. »
Qui est Lipatti aux yeux de Bela Siki?
« Lipatti était un parfait gentleman ; il provenait d’une famille distinguée et ses manières étaient excellentes. Quand j’ai fait sa connaissance, il n’avait que 30 ans, mais j’avais l’impression d'échanger avec quelqu’un de bien plus âgé – sa capacité intellectuelle et sa maestria étaient impeccables. En mars 1950, il a commencé à suivre différents traitements médicaux, où je l’emmenais en voiture. Mais tout ce que les médicaments réussissaient à faire c’était de l’affaiblir encore plus. Quand je le ramenais chez lui, nous devions monter quatre étages pour arriver à son appartement et je devais presque le porter dans mes bras. On s’arrêtait à mi-chemin, où il se reposait un peu, en s’asseyant sur une chaise posée dans la cage de l’escalier. C’est là qu’un jour il m’a dit qu’il n’avait plus longtemps à vivre, qu’il ne regrettait pas de s’en aller, mais qu’il se faisait des soucis pour Madeleine, qu’il laisserait seule. Que ferait-elle sans lui ? Voilà quel homme il était. Quand il nous a quittés, c’est un des plus grands qui nous quittés. »