image

La methode de travail de Dinu Lipatti

L’importance de connaître la manière dont Lipatti concevait le travail pianistique est considérable sur le plan pédagogique et on peut vraiment regretter que son activité professorale s’était limitée à cinq ans seulement et que l’esquisse bien connue de son cours de piano au Conservatoire de Genève se réfère presque exclusivement à la conception interprétative.

Biographie / Écrits / Études




On a beaucoup parlé et écrit, ces derniers temps, sur la conception d’interprétation de Dinu Lipatti, soulignant l’actualité de son art, la modalité exceptionnelle et surprenante avec laquelle le grand pianiste a réussi, dans sa courte existence, saisir l’essence de l’évolution de la musique et pressentir la métamorphose correspondante de l’art interprétatif. Cette anticipation de l’interprète, doublé par le compositeur, n’était pas intuitive; elle s’appuyait sur de solides bases théoriques, clairement conçues et précoces, si on regarde l’âge de Lipatti au moment où il les a écrit. On connaît, pourtant, beaucoup moins de détails sur la méthode personnelle de travail du pianiste, qui, naturellement, devrait être élaborée dans les mêmes conditions d’extrême exigence et clairvoyance.

L’importance de connaître la manière dont Lipatti concevait le travail pianistique est considérable sur le plan pédagogique et on peut vraiment regretter que son activité professorale s’était limitée à cinq ans seulement et que l’esquisse bien connue de son cours de piano au Conservatoire de Genève se réfère presque exclusivement à la conception interprétative.

Les documents concernant la méthode de travail de Dinu Lipatti sont peu nombreux et relativement incomplets: certaines réflexions dans la correspondance, quelques témoignages de ses élèves, de ses collègues ou de Madeleine Lipatti, une préface au cahier d’études pour piano de Raffaele d’Allesandro, une interview radiophonique... On peut trouver, cependant, quelques idées claires, qui nous aident à mieux apprécier la vraie valeur de notre grand artiste, d’autant plus que ses confrères, en général, ne dévoilent presque pas leurs modalités personnelles d’aborder le travail instrumental.

Voici comment Lipatti s’exprimait lui-même à ce sujet dans une lettre adressée, en 1946, à la musicienne suisse Marie-Madeleine Tschachtli:

„Chère Mademoiselle,

Je vous remercie pour vos aimables lignes et pour toute vos bonnes pensées concernant mon récital de Fribourg, qui m’ont vivement touché.

Que vous dire sur l’interprétation? Il me faudrait parler et non pas écrire, car autrement il me faudrait trente pages.

Très imparfaitement, je pourrais résumer en quelques attitudes le chemin qui, d’après moi, me semble celui qui doit mener à la vérité.  Chercher à découvrir toute l’émotion de l’oeuvre en la jouant beaucoup, de différantes manières, avant de commencer à la jouer techniquement. En disant ’la jouer’, je pense surtout: ’en la jouant dans sa tête’, comme si elle était exécutée par le plus parfait des interprètes.

Après avoir gardé l’impression de beauté absolue que cette interprétation imaginaire a laissé (impression que l’on renouvelle et vivifie constamment, en répétént dans le silence de la nuit l’execution imaginaire), passer, en suite, au travail réel et technique, en disséquant chaque difficulté en mille morceaux pour éliminer l’entrave physique et technique non pas  ’en bloc’, mais ’en détail’. Ce travail doit se faire avec la tête froide, en se gardant de mettre du sentiment.

Enfin, la derniére phase est celle où l’oeuvre, entièrement dominée physiquement, doit être construite dans ses grandes lignes, jouée d’un bout à l’autre pour avoir    ’ la perspective de loin’ et à l’execution de laquelle participe l’être froid, lucide et insensible qui a présidé le travail, ainsi que l’artiste plein d’émotion, de fantaisie, de vie et de chaleur qui l’a créée mentalement et qui retrouve, maintenant, les moyens d’expression qu’il n’avait alors.

Je m’excuse de devoir si mal exprimer un acte aussi solennel et, dans l’espoir que cela ne vous semblera pas trop incompréhensible, je vous adresse l’expression de mes cordiaux sentiments.”  

Dinu Lipatti

          

Nous trouvons encore quelques précisions dans un autre document, l’interview accordée à François Magnenat, pour Radio Sottens, le 27 juillet 1950:

Fr. M. „... Mais dites-moi, lorsque vous vous trouvez devant une oeuvre que vous ne connaissez pas encore, vous avez un procédé, si j’ose ce mot, un procédé traditionnel, pour en pénétrer toutes les subtilités et arriver à une interprétation voisine de la perfection?”

D. L. „ A proprement parler je n’ai pas un ’procédé’. Mais évidemment je dois m’établir un plan, afin de faciliter et d’abréger la période de travail, qui est la période en somme la plus ingrate, en même temps que la plus belle, d’un côté. Je tâche d’apprendre l’oeuvre sans toucher le piano, autant que possible les premières semaines. Surtout pour une oeuvre piano et orchestre c’est un grand avantage, car on apprend non seulement sa partie, mais tout l’ensemble.

Ensuite, et seulement ensuite,  je tâche de mettre les doigtés. Au point de vue doigté, je me permets de vous signaler que, pour la musique de Chopin, ce qui est surtout frappant c’est qu’on retrouve quelques fois presque l’empreinte de la main de Chopin sur certains passages, tellement le passage est pianistique, sans faire jamais de concession à la main. Un bon doigté facilite le travail de 50% et permet pour des années de graver, au point de vue mémoire, l’oeuvre, plus que toute mémorisation en dehors du piano.

Après le doigté ce sont les nuances, et là évidemment, on doit rester dans le cadre du texte, c’est à dire se conformer le plus possible aux indications, aux intentions et suggestions de l’auteur.

Une période d’à peu près un mois ou deux me suffit pour apprendre l’oeuvre suffisamment pour la connaître, mais pas suffisamment pour la jouer en public. Et j’estime seulement en suite qu’il faut la laisser reposer et la reprendre pour le travail définitif, le polissage, le finissage, quelques mois après. Et alors, j’ai la joie quelquefois de constater que pendant ces mois de repos l’oeuvre a mûri, a travaillé d’elle même si j’ose dire ainsi.”

On distingue trois grandes phases dans la démarche de Lipatti:

- l’approche globale, émotionnelle, de l’oeuvre, la recherche de l’image esthétique intérieure idéale, sans toucher l’instrument;

- le travail technique, basé sur une analyse détaillée des difficultés, qui doit se faire avec une lucidité scientifique; le doigté bénéficie d’une attention toute particulière;

- le travail consacré à l’expression.

Après une période de repos, le travail „définitif”, qui mène à la synthèse de toutes les démarches antérieures, constitue presque une quatrième phase; „seulement ensuite”, Lipatti considère possible la présentation de l’oeuvre devant le public.  C’est le moment où il arrive à rejoindre „en spirale” la première phase, l’interprétation vraie, qui peut être concrétisée et extériorisée.

Il y a peu de comentaires à faire. Si l’apprentissage d’un morceau sans toucher le piano était déja préconisé par Leimer, le professeur de Gieseking, et pratiqué par le grand pianiste allemand, les étapes, si elles existent, sont en général mal délimitées dans le travail courant des interprètes, et surtout il y a presque toujours des intrerférences plus ou moins nuisibles entre le travail technique et celui concernant l’expression. Cortot recommandait le travail des difficultés techniques en dehors du morceau, ce qui ne contredit pas les procédés de son illustre élève, qui avait bien connu les Principes rationnels, ainsi que les célèbres éditions commentées. Mais les pianistes qui dévoilent leur méthode de travail sont peu nombreux, ce qui rend d’autant plus précieux le message de Lipatti.

On pourrait essayer de citer quelques noms, mais le résultat est, en somme, décourageant. (Cf. les numéros „hors série” de la revue Piano, Paris, nos.6-9, 1993-1995). Perahia, par exemple, qui a été souvent comparé à Lipatti, se préoccupe de la vision d’ensemble de l’oeuvre et dit qu’il apprend beaucoup en lisant les partitions en dehors de  l’instrument, mais il ne donne aucune précision sur la technique. Brendel déclare que „c’est en  partant de l’oeuvre que l’on trouve la solution technique et non pas l’inverse”, en appliquant des „recettes techniques”.   Samson François faisait régulièrement une demi-heure de technique par jour: des gammes, des octaves, des passages rapides avec des rythmes variés et des improvisations; il avait une conception très libre sur la musique et déclarait que „il ne faut jamais savoir trop un morceau, si non on le sclérose”!  Pollinise préoccupe, par contre, du doigté: „Si vous ouvrez mes partitions, vous ne trouverez pas la moindre annotation. J’inscris peu de doigtés; s’il n’est pas nécessaire de les noter, dans de nombreux passages il est essentiel qu’ils soient bons, autant pour le style, que pour le son”.   En fin, Richter, interrogé sur le temps qu’il consacre à la technique, déclarait: „Je ne fais plus d’exercices de technique. Je préfère m’occuper de... musique. Cela dit, je travaille trois heures par jour, sans méthode particulière de travail. J’aimerais bien en avoir une!”

Revenons à Lipatti. Malgré ses facilités naturelles, il a été préoccupé toute sa vie du perfectionnement de sa technique et surtout de l’indépendance des mouvements et de la qualité du toucher. Quand il était élève à l’Ecole Normale de Musique il étudiait assidûment les écrits de Marie Jaëll sur la technique et il affirmait dans la correspondance avec son ami de Roumanie Miron Soarec: „... J’ai un fameux système qui me fait économiser au moins trois heures de travail par jour au piano, m’aidant beaucoup plus que  ’d’après l’ancienne méthode’. Une vraie révolution!!!”   En janvier 1949 il écrivait à son professeur Florica Musicescu: „Vous avez bien raison sur le travail ’rarissimo’; c’est la seule méthode saine et honnête pour fixer l’oeuvre”.  Et en mars: „Il parrait que le célèbre Francis Planté travaillait ainsi: très lentement et extrêmement souple, il jouait tous ses morceaux en pianissimo, même les passages de bravoure. ’Ainsi, disait-il, vous économisez des forces inouïes et vous avez le temps de décider les inflexions dynamiques des parties expressives’. Moi je crois que c’est un bon système”. Plus tard, on trouvera dans ses notes des schémas et combinaisons de doigts. Par un travail persévérant, Lipatti avait acquis „un capital pianistique qui contenait toutes les formules”, comme remarquait Madeleine Lipatti. ”Il ne s’agissait que d’y puiser pour adapter ces formules aux oeuvres choisies”.

Le doigté était marqué soigneusement sur ses partitions de travail et même les manuscrits de ses propres compositions comportaient souvent des indications de ce genre. On peut dire, à notre tour, en paraphrasant ses mots, qu’on retrouve „l’empreinte” de sa main sur certains passages... Sans savoir exactement comment Lipatti établissait les doigtés, en examinant ses partitions annotées, on peut observer une grande mobilité des mains dans l’adaptation au clavier en fonction du phrasé. La position est efficace, le choix des combinaisons original, montrant l’extrême souplesse des écarts (entre le troisième et le quatrième doigt, par exemple). Le pouce se tient presque constamment sous la voûte, passant facilement après le cinquième doigt. Le passage du pouce était considéré par Lipatti comme un „problème douloureux et si mal compris”, de même que „la substitution muette d’un doigt à l’autre sur la même touche, technique absolument indispensable tant à l’orgue (où elle est heureusement en haute estime) qu’au piano, car dans la musique poliphonique – celle de Bach par exemple -  elle permet seule le vrai legato”. (Cf. Préface, dans Douze études pour piano de R. d’Alessandro, Lausanne, 1950). Les trilles sont très souvent doigtés 1-3 ou 3-1, avec le pouce sous la main si la première touche est noire. Enfin, les doigtés des deux mains sont soigneusement coordonnés dans les passages symétriques ou similaires.

Dans l’intéressante étude publiée par Madeleine Lipatti dans l’Album commemoratif Columbia, en 1955, elle remarque que, souvent, Dinu Lipatti notait le doigté sans toucher le piano. En examinant de près les quelques photographies instantanées prises pendant la répétition du dernier récital de Besançon, elle observe l’attitude du pianiste et la position de ses mains, différente en fonction du répértoire abordé, soulignant „la science inaccoutumée de l’utilisation du poids du bras, des muscles dorsaux, du dosage de cette force, qui ne se manifeste et ne devient effective que lorsqu’on est détendu... Lipatti attachait un soin extrême à la qualité de la sonorité, aux respirations, au phrasé... Rien n’était laissé au hasard, aucun détail n’était négligé...” La pédale était employée avec ”raffinement et prudence”, sans abuser. A noter qu’il travaillait ses morceaux tout d’abord sans pédale, pour controler le legato et la sonorité. A la suite d’une étude technique rigoureuse „il savait ouvrir la pédale avant d’attaquer une cantilène, la fermer en diminuendo, ou suppléer au manque de vibrato du piano par une pédale frémissante, savoir la prolonger aussi, afin que le son s’évanouisse dans une sorte de halo...” et, nous rajoutons, amplifier même les vibrations, poursuivant leur évolution après l’attaque et donnant l’impression de les conduire comme la voix humaine (exemple: le Nocturne no.8, en ré bémol majeur de Chopin).  

Mais tous ces détails du travail „artisanal” du pianiste devaient se fondre dans la synthèse exigée par l’interprétation authentique, où la priorité est, selon Lipatti, à „l’élan de notre coeur”, à la „spontanéité”, à la „liberté... pour accéder, selon nous, à la transcendance.

On retrouve, non sans émotion, dans toutes ces constatations, les principes de base de l’enseignement de Florica Musicescu, le professeur de jadis, auquel Lipatti témoignait une grande reconnaissance, affirmant même qu’il lui devait tout son „métier” de pianiste. Sans oublier „la couleur” et l’épanouissement que le très jeune Lipatti avait acquis auprès de Cortot, il est vrai que les bases étaient établies avant, en Roumanie. Et un des grands mérites de Lipatti est, selon Nikita Magaloff, d’avoir „importé le nouvel enseignement de Musicescu en Occident!”.

L’image de l’éducateur et son rôle dans le développement de l’élève prend une lumière inattendue quand on pense à la formation de Lipatti et, plus tard, à son propre enseignement. Nous avons trouvé, avec une grande surprise et émotion, son nom cité dans un livre de dialogues avec un illustre maître allemand de la spiritualité: Karlfried Graf Dürckheim (Cf. Dialogue sur le chemin initiatique par A.Goettmann, Paris, 1988). Se référant à la formation professionnelle et spirituelle de l’être humain, celui-ci dit: „...Prenez par exemple un professeur de piano: son devoir à lui n’est pas seulement de former des élèves jouant parfaitement, mais il s’agit de former un être humain à travers l’apprentissage du piano, de sorte que ce qu’il sait faire serve à ce qu’il doit devenir. Le sens de l’efficience n’est pas l’oeuvre, mais le devenir de celui qui est capable de faire une oeuvre. Il en a été ainsi pour un des grands maître du piano: Lipatti. Sa réputation mondiale ne l’a pas empêché de reprendre de l’exercice chez un autre grand maître, dit-on. Pendant toute une année il n’a joué que Do-Ré-Mi... Après cela, il avait acquis ce toucher formidable que l’on peut apprécier maintenant en écoutant se disques [...] Le vrai toucher du piano est autre chose qu’une bonne technique, c’est le résultat d’un homme qui a été transformé”.

Quant à „l’exercice” proprement dit, élément répétitif et fastidieux, Lipatti recommandait, selon le temoignage du critique suisse R.-Aloys Mooser, de „repartirpériodiquement de zéro, en oubliant tout ce que l’on a fait précédemment: phrasé, accent, nuance dynamique et de mouvement; et considérer le texte comme si l’on ne l’avait jamais vu encore. Car, infailliblement, un phrasé tend à s’écarter toujours davantage de ce qu’il était à l’origine; un accent, une nuance prennent une importance que l’on ne voulait point leur  donner tout d’abord; les angles d’un rythme s’estompent... Et les dégâts s’aggravent avec le temps!”   (Hommage à Dinu Lipatti, Genève, 1952).  Pour l’Etude en tierces (op.25, no.6) de Chopin, Lipatti, d’après le témoignage de son élève Jacques Chapuis, a travaillé tous les jours pendant six mois, lentement, les mains séparées, écoutant très attentivement chaque son, étudiant chaque mouvement des bras, des mains, des doigts et sa participation corporelle pour être sûr que ces démarches reflètent exactement ses idées musicales. On commence à comprendre maintenant, avec Karlfried Graf Dürkheim, qu’en ce qui concerne l’exercice, dans le cas de Lipatti il n’était plus question d’un simple entraînement de l’habileté instrumentale, mais d’une „manière d’être”... N’en parlons plus du respect du texte musical écrit, que Lipatti considérait, on le sait bien, „notre vraie et seule religion, notre seul point d’appui, infaillible...”, qu’on doit „ l’étudier, l’assimiler, le confronter dans plusieurs éditions  et finalement en  dégagerl’image qui correspond le plus fidèlement à la pensée initiale”. (Hommage à Dinu Lipatti, op.cit.)

Au bout de ces considérations nous pouvons bien comprendre pourquoi le répertoire de Lipatti n’était apparemment pas très étendu. En 1949, par exemple, il déclarait qu’il possédait 16 concertos et 6 programmes de récital. En réalité, il connaissait un nombre bien plus grands d’oeuvres, qu’il ne considérait pas encore suffisamment assimilées pour les présenter en public. Les témoins les plus sûrs sont ses élèves. Louis Hiltbrand, Jacques Chapuis, etc. nous parlent de la capacité de Lipatti de mémoriser instantanément une oeuvre inconnue ou de transposer sans préparation n’importe quelle fugue de Bach ou étude de Chopin, au tempo d’execution!

Par ailleurs, on peut aussi comprendre pourquoi chez Lipatti on ne constate pas des différences notables de conception sur l’interprétation du même morceau à des moments divers, ni entre la version jouée en concert et celle enregistrée. Ce n’est pas un manque de fantaisie ou une attitude stéréotypée, mais, au contraire, le résultat d’une appropriation très profonde de l’âme de l’oeuvre, à la suite de ce long travail dont nous avons essayé de révéler les points essentiels. Et si une certaine perfection est vraiment acquise, elle ne peut pas se modifier, pour ne pas faillir à la vérité; elle doit se dédoubler, car ”ex perfecto nihil fit”... (”à partir de ce qui est parfait, rien ne devient” – adage alchimiste du Moyen Age).