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Rationnel, romantique, rigoureux, raffiné : Dinu Lipatti en concert à Bruxelles

C'est un fait connu que l'espace francophone est imprégné de la présence de Dinu Lipatti. Ce pianiste, dont la mort subite et précoce a été désigné comme « une des calamités artistiques ayant marqué le 20e siècle », a été entouré d'amis et de professeurs comme Alfred Cortot, Paul Dukas, Frank Martin, Arthur Honneger, Ernest Ansermet. Il existe encore un autre pays européen où le Français est l'une des langues officielles et qui, avant comme après la 2e Guerre Mondiale, connaissait bien et admirait Dinu Lipatti : la Belgique.

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À Paris il a fait des études et a donné d'innombrables concerts. À Genève il a été professeur au Conservatoire. À Besançon il a donné son extraordinaire dernier récital. C'est un fait connu que l'espace francophone est imprégné de la présence de Dinu Lipatti. Ce pianiste, dont la mort subite et précoce a été désigné comme « l'une des calamités artistiques ayant marqué le 20esiècle », a été entouré d'amis et de professeurs comme Alfred Cortot, Paul Dukas, Frank Martin, Arthur Honneger, Ernest Ansermet. Il existe encore un autre pays européen où le Français est l'une des langues officielles et qui, avant comme après la 2e Guerre Mondiale, connaissait bien et admirait Dinu Lipatti : la Belgique.  

Dans l'archive numérisée de la Bibliothèque Royale, le nombre important de résultats d'une recherche faite à partir du mot-clé « Lipatti » permet de formuler l'hypothèse que le pianiste roumain était une présence familière aux valons et flamands : les journaux informaient les lecteurs que Lipatti donnait des concerts en Italie ; qu'il pouvait être écouté à la Radio dans un programme avec des œuvres de Bach-Busoni, Chopin ou Poulenc ; ou que, avec Clara Haskil, il jouait sa Symphonie concertante pour commémorer la journée de la Royauté ; la Belgique savait aussi quand Lipatti faisait partie du jury des Concours internationaux et était au courant de l'activité créatrice du pianiste : la chronique du concert du ténor Hugues Cuénod et de la pianiste Madeleine Cantacuzino, quand les artistes ont présenté en première quelques chansons de Lipatti sur des vers de Rimbaud, Valéry et Eluard, transmettait qu'il s'agissait-là d’œuvres « simples, presque linéaires, mais harmonisées de manière osée, animées par un souffle de génie » [1]

Lipatti a joué a Bruxelles huit fois entre janvier 1946 et décembre 1947. Son agenda a compris deux concerts avec l'Orchestre National de la Belgique dirigé par Ernest Ansermet. Mais aussi trois événements dédiés au jeune public dans la série Jeunesses Musicales et un événement pour le grand public, cette fois-ci avec Paul Sacher au pupitre du même orchestre. Il s'est également produit dans deux récitals. Les apparitions de Lipatti étaient annoncées en termes élogieux : « Vous aurez la satisfaction d'écouter ce pianiste dont il se disent uniquement des choses extraordinaires. Ce virtuose merveilleux que Cortot qualifiait de nouveau Horowitz. » Ou bien : « Sans doute ceux qui ne viendront pas écouter le remarquable Lipatti, cette révélation du piano, le regretteront » (La Meuse, 26 et 27 octobre 1946)

Je souhaiterais donc partager avec vous quelques extraits des chroniques parues dans la presse de Belgique après les concerts de Lipatti à Bruxelles.

Commençons avec La libre Belgique, journal qui notait – le 8 janvier 1946 : «  Le pianiste Dinu Lipatti, professeur de virtuosité à Genève a démontré par l'exécution de cette œuvre de Chopin les parfaites qualités techniques de son jeu : précision rigoureuse, clarté et légèreté du toucher, pureté des nuances, volubilité aisée des doigts, maîtrise du clavier. ». Un autre commentaire, du même concert, paru le 10 janvier 1946 dans La dernière heure disait : « Le soliste du concert était M. Dinu Lipatti, pianiste roumain dont le talent que nous essayerons d'analyser à propos de son prochain récital, est extraordinaire. Avec une technique impeccable et une sensibilité très fine, il a joué le Concerto en mi de Chopin et l'on se demande si ce sont les sortilèges de son talent qui en ont fait une œuvre attachante ou si c'est la médiocrité de ses confrères qui nous l'avaient laissé ignorer. »[2]

Après le concert de Lipatti avec l'orchestre, les critiques spécialisés couvraient de louanges le récital qui s'est ensuivi. Le 11 janvier 1946 dans le journal La Lanterne cet article est paru : « Ce pianiste roumain a confirmé, hier soir l'excellente impression qu'il avait produite dimanche après son interprétation sous la direction de M. Ansermet du Concerto en mi mineur de Chopin. Au cours de son récital on a pu évidemment, mieux juger et apprécier ses qualités. Outre une technique bien équilibrée, M. Dinu Lipatti a révélé un tempérament toujours soumis à une volonté sûre d'elle même. Au plus profond d'une musicalité tout baignée d'âme et de sensibilité, on décèle d'autre part dans ses interprétations de Bach, de Schumann, de Chopin et de Debussy un travail qui témoigne d'une louable conscience artistique. Il s'est approprié semble-t-il tous les domaines : classique, romantique et moderne, qui lui sont également familiers. Dans chaque cadre qu'il exécute on le sent intimement pénétré de son sujet et son expression ne tombe jamais à faux. Notons encore qu'il joue simplement sobrement d'une jeu net et précis sans geste superflus, sans emphase et sans cabotinage. » [3]

Dinu Lipatti est revenu à Bruxelles à al fin de l'année 1946 et La Cité Nouvelle observait le 6 novembre : « C'est un plaisir sans mélange et de la qualité la plus pure qu'il nous fût donné de goûter à l'une des audition destinées aux Jeunesses Musicales (mais dont celle de dimanche fût accessible au public) du premier concert symphonique. Il a été dédié à Mozart et vraiment, l'âme délicate et tendre du génial compositeur semblait présente pour inspirer les interprètes. Dans le Concerto en ut majeur pour piano et orchestre, le virtuose Dinu Lipatti fit, lui aussi, profonde impression. Ici encore, le miracle fût accompli de fondre en une seule pensée le soliste et la masse orchestrale et quelles que furent la fluidité ou l'expressive profondeur du jeu de l'interprète, jamais l'orchestre ne l'écrasa ni ne lui fit défaut. Dinu Lipatti, fidèle à une tradition qui s'est fort perdue depuis que tant de virtuoses oublient d'être d'abord des musiciens, a écrit lui-même les cadences du Concerto. Elle permirent d'apprécier sa science de la composition. Sa maîtrise dans le maniement du contrepoint et son goût très sévèrement contrôlé par le respect de l’œuvre ainsi ornée. » [4]

Une année plus tard, en décembre 1947, La lanterne annonçait que Dinu Lipatti devait donner un récital avec des œuvres de Chopin, dans le cadre de la série « Grandes vedettes », au Palais des Beaux-Arts. Une chronique du 22 décembre relatait : « Un programme entièrement consacré à Chopin peut être fatal au pianiste qui ne ferait que répéter honorablement ce que tous les pianistes jouent depuis cent ans. Au contraire, cette épreuve même peut faire ressortir les qualités d’un artiste, s’il trouve dans les textes aussi souvent entendus matière intéressante et nouvelle. Lipatti, qui est un virtuose d’un souplesse consommée et d’une élégante autorité, est aussi un musicien intelligent et réfléchi. Ses interprétations de Chopin, où il veut, comme il le dit lui-même, « ôter la couche du sacre », sont lumineusement explicatives de cet état de l’esprit. On trouve dans les polonaises, valses, études, mazurkas, balades, toute la force, fierté, humeur, fantasque, tendresse qui caractérisent Chopin, et ses exécutions pleines de poésie et de raffinement mais sans excès de pathos ou pâmoison font songer au plus authentique Chopin»[5]

Le quotidien Le Soir remarquait le 23 décembre 1947 que « Dinu Lipatti est indubitablement l'un des plus grands pianistes d'aujourd'hui. Il n'utilise pas des gestes amples, il n'a pas une mimique inspirée, il ne jete pas des regards langoureux et ne nous montre pas à quel point il peut jouer forte. Au contraire, chez lui on ne trouve pas ces effets recherchés, pour faire plaisir au public. M. Lipatti est l'image même de la sobriété et de la simplicité, ce qui ne l'empêche nullement d'être un grand artiste. Son son est inimaginable : par quel miracle peut-il obtenir de telles sonorités d'un instrument ? Les phrases homogènes, le naturel, la douceur, tout cela est un vrai délice. Lipatti nous a captivés par la délicatesse de son toucher et la palette riche en tons variés et subtiles. »

Notre compatriote était ainsi décrit dans La Libre Belgique du 22 décembre 1947 : « Dinu Lipatti est certainement un des meilleurs pianistes de l'heure présente. Il possède une technique parfaite et, mieux que cela, une variété et une richesse de sonorités étourdissantes. Avec cela, ses interprétations sont d'une grande intelligence. M. D. Lipatti excelle à analyser une œuvre, à mettre en relief des thèmes essentiels, à en montrer toutes les richesses, sans nuire jamais à l'unité. Il analysé mais point au détriment de l'ensemble de la ligne générale. C'est là une pierre de touche de grandes artistes. De plus il a un respect impeccable pour la note écrite et pour l'esprit des œuvres, excluant les variations fantaisistes des mouvements et les oppositions des nuances arbitraires. On lui a reproché parfois un peu froideur. Mais ne confondons pas la froideur avec une réserve voulue de l'expression. Si M. Dinu Lipatti ne possédait pas une sensibilité musicale vive et délicate, on comprendrait mal qu'il atteigne une telle perfection dans le jeu et dans l'interprétation. »

Pour la fin de cette présentation j'ai choisi quelques citations idéales en guise d'au revoir, même si elles nous font retourner en 1946, parce qu'elles insistent de manière suggestive sur l'une des œuvres qui pour l'interprétation de laquelle Lipatti était renommé. Voilà donc comment Le Soir relatait le récital du 12 janvier 1946 : « « Succès complet obtenu par des moyens exclusivement musicaux. M. Lipatti nous a offert le rare exemple d'un pianiste qui dédaigne d'exploiter les avantages d'un histrion du clavier et se contente d'exécuter les œuvres sans leur infliger cette hypertrophie sonore qui les défigure si souvent sous d'autres droits… ce pianiste joue, au surplus, en compositeur. On sent, dans ses interprétation une pensée constructrice et un ordre supérieur d'émotions. Pour lui, le piano est un docile serviteur et non le capricieux despote des rythmes et des sons. L'indestructible architecture de la Tocatta en ré majeur de Bach, le romantisme coloré des Etudes Symphoniques de Schumann, les rythmes fuyants et liquides de la Barcarolle de Chopin, la saveur folklorique de la Mazurka op. 50 no. 3 et l'emportement du Scherzo en si mineur du même maître ont conquis la salle. Trois pièces de Debussy « Hommage à Rameau », « Reflets dans l'eau » et « L'Île joyeuse » furent l'objet d'une réalisation d'extrême finesse. Mais voici la minute la plus heureuse du concert. Les bis furent inaugurés par la transcription d'un Chorale de la Cantate no. 147 de Bach, immédiatement redemandée par le public qui se trouva sous le charme de cette musique surhumaine par laquelle, à l'aube de sa vie, l'âme se recueille, prêt pour le voyage vers la Lumière d'en Haut ». »

 

 



[1] Louis Verschraeghen.

[2] P. M.

[3] A. Michel

[4]  L.T.

[5] Jacques Stehman