À la recherche des enregistrements perdus de Dinu Lipatti
J'étais adolescent quand, dans les années '80, j'ai fait la découverte de la musique de Lipatti. Comme beaucoup d'autres, j'aurais aimé que ses enregistrements soient plus nombreux que les quelques heures éditées par EMI et Electrecord ; en entendant l'incroyable interprétation de Lipatti de l'Alborade al gracioso de Ravel, son art m'a révélé des dimensions insoupçonnables si on se bornait uniquement à ses enregistrements de studio : Dinu Lipatti n'a pas toujours été un pianiste malade, il était un virtuose de grande force, doué d'un raffinement musical sans limites.
J'étais adolescent quand, dans les années '80, j'ai découvert Lipatti. Comme beaucoup d'autres, j'aurais aimé que ses enregistrements soient plus nombreux que les quelques heures éditées par EMI et Electrecord ; et en entendant l'incroyable interprétation de Lipatti de l'Alborade al gracioso de Ravel, son art m'a révélé des dimensions insoupçonnables si on se bornait uniquement à ses enregistrements de studio : Dinu Lipatti n'a pas toujours été un pianiste malade, il était un virtuose de grande force, doué d'un raffinement musical sans limites.
La lecture d'un essai de Madeleine Lipatti après la mort de son époux m'a particulièrement intrigué : elle racontait son interprétation de la Sonate « Waldstein » de Beethoven dans le cadre d'une transmission radio grâce à laquelle nous est parvenu son disque contenant la 3e Sonate d'Enescu. Où était cet enregistrement ? Il doit sûrement exister quelque part – me dis-je. C'est ainsi qu'en 1988, à 18 ans, j'ai commencé à creuser pour trouver les enregistrements disparus de Lipatti. Et si le disque avec la Sonate de Beethoven n'a pas été retrouvé, d'autres enregistrements sont venus s'ajouter à la liste qui existait avant. Une liste qui – je suis sûr – ne cessera de s'agrandir.
J'ai commencé par contacter les Archives Internationales du Piano de Maryland (International Piano Archives) ; ils m'ont envoyé une réponse positive – ils détenaient effectivement des copies de quelques enregistrements d'essai que Lipatti avait faits à Paris en 1936 et à Bucarest en 1941. Ils m'ont envoyé un exemplaire de chaque et après les avoir écoutés, j'ai eu du mal à comprendre pourquoi ils n'avaient jamais été rendus publics. Quelle lyrisme dans son interprétation de Brahms, quel fabuleuse « Danse des gobelins » de Liszt – on avait presque devant les yeux les gnomes qui dansaient !
J'ai découvert après, en 1989, à la Radio du Sud-Ouest de Baden-Baden, un enregistrement du Concerto no. 3 pour piano et orchestre de Bártok. La cassette envoyée par poste a été égarée, c'est pourquoi l'été suivant je me suis personnellement présenté à la radio allemande. En écoutant ce disque, on sent que la santé du pianiste était dégradée, mais il continuait à faire preuve d'une très grande force. J'ai présenté l'enregistrement à la compagnie EMI de Londres ; considérant qu'elle n'était pas digne de la mémoire de Lipatti, ils ont préféré ne pas la rendre publique.
En 1991 je suis tombé par hasard sur un disque contenant « La leggierreza » de Liszt jouée par Lipatti. Je me retrouvais aux Archives Nationales du Son à Londres (National Sound Archives) – aujourd'hui faisant partie de la British Library – quand poussé par l'inspiration d'un moment, j'ai pensé regarder attentivement dans l'armoire à fiches (méthode de recherche de l'ère pré-digitale). Peut-être les enregistrements de Lipatti n'avaient-ils pas été correctement fichées. L'idée s'est avérée bonne, car c'est ainsi que j'ai trouvé – sous l'étiquette « Liszt » - sur une bande 101 W, l'étude « La Leggierreza ». Il ne s'agissait pas – comme je le croyais – de la version perdue d'EMI de 1946, mais d'une toute autre version provenant d'une transmission BBC de 1947. Ici l'interprétation de Lipatti est simplement magique, révélant sa technique parfaite et l'ingéniosité dont il a fait preuve quand il a choisi de changer imperceptiblement le tempo afin de créer un effet presque hypnotique dans certains passages.
C'est toujours en 1991 que Grigore Bargauanu, le biographe de Lipatti, m'a informé qu'un collectionneur suisse possédait quelques vinyles du Concerto no. 1 de Liszt. Une année plus tard j'ai rendu visite à M. Marc Gertsch à Berne. Je lui ai présenté mon collègue allemand, Werner Unger, qui s'occupait d'archiver des enregistrements. Gertsch a accepté de donner à Unger accès à son archive personnelle. Ainsi, nous avons pu transférer ces enregistrements – la base sur laquelle s'est construit le CD « Lipatti – Les Inédits » de 1994 : les enregistrements usés (l'un d'entre eux sur un disque cassé) du Concerto de Liszt ont été remastérisés, occasionnant aux mélomanes une rencontre avec une musique spectaculaire du point de vue interprétatif et technique.
Gertsch était également en possession d'une bande du Concerto no. 1 de Chopin interprété par Lipatti à Zürich en 1950. La remastérisation d'EMI de 1981 était d'une assez mauvais qualité. Werner et moi, nous avons décidé de tenter à nettoyer la bande originale et le résultat – net supérieur à celui existant sur le marché – a été lancé en 2000. La collection de Gertsch comptait aussi un enregistrement qui semblait coupé de la bande master d'une diffusion radio du Concerto mentionné. Cette section contenait un extrait de 3 minutes de la deuxième partie de l’œuvre et les deux études de Chopin que Lipatti avait jouées après la pause. La qualité de l'enregistrement était la plus haute possible. Ce disque est sorti en 1994.
En 2000 Werner et moi nous nous préparions à commémorer 50 ans depuis la mort de Dinu Lipatti. Nous avons contacté EMI pour savoir ce qu'ils prévoyaient pour cette occasion, mais ils ne comptaient rien organiser. Qu'est-ce que vous nous proposez ? - nous ont-ils demandés et je leur ai suggéré la compilation de 1991 : le Concerto en ré mineur de Bach dans l'arrangement de Busoni, le Concerto no. 1 de Liszt et le Concerto no. 3 de Bartok – trois œuvres pour piano et orchestre, couvrant trois périodes distinctes. Entre parenthèses, l'enregistrement de Bach-Busoni avait été obtenu par Gregor Benko des Archives Internationales du piano, qui l'avait achetée chez un collectionneur suisse en 1973.
Benko n'était pas au courant que Lipatti avait joué dans le cadre de la même transmission le Concerto en Sol de Ravel. Malheureusement cette interprétation n'avait plus été retrouvée. Et toujours entre parenthèses, le Concerto no. 3 de Bartók interprété par Lipatti a pu être écouté pour la première fois intégralement seulement à ce moment-là, en 2000 : Paul Sacher, qui a dirigé ce concert, avait accepté d'en rendre publique uniquement la deuxième partie six ans auparavant. Maintenant le chef-d'orchestre était mort. Pour en revenir, EMI a été d'accord avec ma proposition et je suis très content que ces trois Concertos font maintenant partie de la discographie officielle EMI Lipatti et offrent une perspective plus large sur son art interprétatif.
Dans la première décennie du nouveau millénium on aurait dit que les investigations avaient atteint leur fin. Jusqu'à ce qu'un jour, j'ai réalisé qu'Internet pourrait m'être utile pour localiser quelques autres pièces manquantes du puzzle. J'avais déjà découvert, dans la collection de Gertsch deux des six disques à 78 rotations par minute que Lipatti avait enregistrés avec son ami, le violoncelliste Antonio Janigro en 1947. J'avais aussi appris en 1990 de Elisabeth Schwarzkopf que les enregistrements d'essai réalisés par Walter Legge – le producteur de Lipati – avaient été récupérés par un collectionneur qui ne voulait pas du tout s'en séparer. En 2008 je me suis servi d'Internet pour retrouver la fille de Janigro ; j'ai appris qu'elle habitait Milan ; par l'intermédiaire d'un de mes amis – parlant Italien, elle a découvert qui j'étais et quelle était mon occupation. Elle m'a mis en contact avec un étudiant et ami de Janigro – qui habitait en Allemagne. Bientôt je recevais par poste la Sonate no. 3 pour violoncelle et piano de Beethoven – en fait le premier enregistrement de Beethoven que j'avais avec Lipatti.
Le film réalisé en 2010 par Philippe Roger sur Lipatti a ramené à la surface de nombreuses photos du pianiste dans la salle de concert de Besançon (signées par Michel Meusy, mais pas seulement), mais aussi des extraits audio de ce récital – inconnus avant. Le disque LP est célèbre parce qu'il contient les improvisations de Lipatti avant de jouer la Partita de Bach ou la Sonate de Mozart – choses assez rares à l'époque. Pourtant sur ce disque ne figurent pas les moments où Lipatti se chauffait en préparant les pièces de Schubert et Chopin. Et qu'est-ce qu'ils sont beaux ces arpèges, surtout ceux qui précèdent Schubert !
En fait la pièce de Schubert a aidé très récemment (en 2016) à trouver la clé d'un mystère. En visite chez Werner Unger et feuilletant quelques matériaux des archives de Gertsch (décédé en 2014) et qui n'avaient pas été travaillés par mon ami, je suis tombé sur un disque contenant l'Impromptu en sol bémol majeur de Schubert interprété à la Radio française. La découverte s'est avérée importante, parce que sur ce disque on entendait une note erronée, or cette faute ne se retrouvait ni sur la bande avec la transmission du concert, ni sur le disque disponible en vente ; des tests réalisés sur ordinateur nous ont permis de découvrir que dans l'Impromptu « officiel » ce passage est la duplication d'un fragment identique qui apparaît plus tard dans la partition et que Lipatti avait interprété cette fois-là – correctement. Pourtant, la fausse note nous aide, maintenant plus que jamais grâce au son extrêmement intense de cette version non-mastérisée, à saisir le côté humain de l'interprétation miraculeuse de Lipatti.
Dans la même collection de Gertsch j'ai découvert l'été passé deux versions du Concerto no. 3 de Bartok et du Concertino de Lipatti, chacun sur des disques à 78 rotations par minutes et LP faits sur commande, copiés en 1954 pour l'usage personnel de l'épouse de Lipatti, Madeleine. Même si toutes les vérifications n'ont pas été finalisées, Werner et moi considérons que ce Concertino, enregistré sous la direction musicale de Paul Sacher pour la Radio du Sud-Ouest de Baden-Baden est autre que celui qui se retrouve sur le disque « Les Inédits ». Surtout que maintenant nous savons que Lipatti a joué ces œuvres dans le cadre d'une seule transmission radio, le 30 mai 1947 à Baden-Baden.
J'ai ensuite trouvé une copie du disque LP master réalisé par la Radio de Berne en 1943 et nous avons ainsi la Sonate no. 3 de Enescu (que EMI a d'ailleurs sorti sur le marché à une hauteur sonore erronée) ; malheureusement la Sonate Waldstein de Beethoven, interprétée dans la cadre de la même transmission reste très élusive.
J'ai découvert trois autres enregistrements d'essai pour EMI : la Chorale « Je crie après Toi, Seigneur Jésus Christ » de Bach-Busoni, la Chorale « Jésus demeure mon bonheur » de Bach-Hess et une partie du Concerto de Grieg ; les étiquettes nous montrent qu'il s'agit à chaque fois de versions différentes de celles disponibles sur le marché. C'est la Chorale « Jésus demeure mon bonheur » - que Lipatti a imprimé plusieurs fois – qui suscite un intérêt particulier. Malgré les nombreux enregistrements, c'est le dernier dont le pianiste était véritablement content. Pourtant dans mon opinion, la version découverte par nous – l'une de nombreuses effectuées en 1950 – est meilleure que celle qui a été publiée.
Nous avons une excellente nouvelle – la concrétisation d'un projet auquel nous travaillons depuis sept ans et qui vous occasionnera l'écoute de quelques enregistrements spéciaux. Il s'agit d'enregistrements réalisés par Lipatti en cadre privé, en coopération avec une maison de disque dont le nom apparaît dans la collection de l'épouse du pianiste. Nous avons mis des années à obtenir les disques qui proviennent initialement de Genève, de leur propriétaire de New York. Malheureusement certains de ces disques (nombreux ont des étiquettes écrites par Lipatti lui-même) étaient si détériorés qu'il a été impossible de les écouter. Pourtant nous avons pu extraire 15 minutes de matériel sonore avec de la musique de Brahms et une Sonate de Scarlatti – des nouveautés absolues dans la discographie de Lipatti. La sortie de ces éléments est prévue pour 2016 dans une compilation intitulée « Landmarks of recorded pianism » (« Repères des enregistrements pour piano ») éditée par la maison de disques Marston Records. Je crois que ce sera un moment très important pour ceux qui aiment Lipatti et pour les pianistes à l'international.
Merci encore une fois pour l'occasion de soutenir cette présentation – je vous dis au revoir pour l'heure et je vous invite à savourer encore pendant quelques moments la musique du grand Dinu Lipatti.
(Traduction : Petra Gherasim)