Dinu Lipatti – contributions au patrimoine musical pour piano
D'une difficulté transcendantale, l'écriture des partitions de Lipatti reprend les conquêtes romantiques et modernes les plus avant-gardistes, même si la polyphonie du discours, marquée par la présence de rythmes et timbres distinctes à chaque main, ne facilite pas l'exécution.
Dinu Lipatti a joui d'un immense succès en tant que compositeur, le public et les critiques ont apprécié ses œuvres, qu'il a jouées souvent dans ses tournées. Les pages de musique signées par le pianiste ont été reprises par des artistes tels que George Enescu, Mihail Jora, George Georgescu, Ernest Ansermet, Clara Haskil, Walter Gieseking, Lola Bobescu ou Maria Fotino. Les générations suivantes les ont moins abordées, surtout en raison d'une promotion insuffisante de ces pages, qui à barré leur route vers le public.
La musique de Lipatti repose sur une assimilation organique des valeurs artistiques européennes, réalisée de la posture d'un compositeur roumain. La mise en page très soignée est en concordance avec le penchant structurel pour la clarté et l'ordre manifesté par le pianiste. Tout cela donne l'image d'une modernité non-ostentatoire, mais beaucoup plus profonde qu'il ne semblerait.
Ses œuvres pour piano peuvent être vues comme une succession de marches vers l'appropriation des moyens d'expression, afin de produire un contenu aussi profond et nuancé que possible. La Fantaisie op. 8 marque l'apogée de ses recherches. Lipatti tente – pendant ce discours sonore de 30 minutes – une synthèse osée de styles, formes et techniques distinctes de composition. La partition pour le piano a évolué de la suggestion d'une réduction orchestrale à un discours ample, intensément polyphonique. La Fantaisie op. 8 est, de ce point de vue aussi, une synthèse qui sera suivie par une économie accentuée de moyens, une limpidité prononcée du discours savant, qui prend en compte l'accessibilité. Tout cela se manifeste dès l'achèvement de la Sonatine pour la main gauche.
Les œuvres pour piano solo donnent une image presque complète des recherches et surtout des découvertes créatrices de Lipatti. À remarquer l'expression d'une technique de composition bien maîtrisée, des élans censurés par la rationalité, d'un éventail stylistique qui allie néoromantisme, néoclassicisme, impressionnisme, expressionnisme et le « caractère populaire roumain », valorisé par l’hétéro-phonie présente dans la Fantaisie op. 8. La liberté toujours plus étendue du traitement homophone et polyphonique tend vers des voix linéaires. Le résultat – la tentative de coaguler le modalisme avec la polytonalité, greffés sur une structure intérieure classique, apollinienne. Un accomplissement de cette synthèse pourrait esquisser un chapitre important dans la musique roumaine. Tout cela aurait favorisé l’émergence d'une voie dans la composition, caractérisée par Jora en 1941 avec ces mots : « Dinu Lipatti est encore à la recherche d'un style propre. Son grand talent est travaillé incessamment par le besoin de dire d'anciennes choses sous une nouvelle forme. En pleine évolution, il change le style d'expression d'une œuvre à l'autre, et cette expression se cristallisera bientôt sans aucun doute. »
Le premier chef-d’œuvre de Lipatti a été écrit lorsqu'il avait 20 ans, il s'agit de la Nocturne en la mineur. Pendant cette période de grâce, l'inspiration s'est mêlée à une réalisation technique impressionnante, expression des années d'apprentissage à Paris, survenus après ceux vécus et valorisées à côté de son maître, Mihai Jora. Son professeur bucarestois est d'ailleurs le dédicataire de ce bijou de la musique roumaine pour piano.
Durant ses trois minutes, elle donne naissance à un tableau lyrique, avec un apogée de la tension et de la dynamique dans la section médiane. Voilà une image à la fois fulgurante et d'une grande densité d'expression et des événements sonores sur les deux axes. L'usage efficace du temps et de l'espace sonore coexiste avec l'impression d'un grand naturel. Le contexte de la tonalité en la mineur du début, celui de la troisième Sonate pour violon et piano de Enescu, reste, même si abandonné cinq mesures plus tard, emblématique pour l’ethos de la pièce. Une excellente solution pour un bis, l’œuvre demande à l'interprète égalité et discipline des doigts, une grande diversité dans le touché, une distinction claire des plans sonores destinés à la même main. On voit ici les caractéristiques de la virtuosité du futur – telle que imaginée par le pianiste.
Fruit de l'année 1939, la Nocturne en fa dièse mineur dédiée à Clara Haskil, se distingue par son langage plus hermétique, austère. L'ostinato rythmique est compensé par la richesse harmonique la polyphonie linéaire et le phrasé indépendant de la mesure. Les subtilités de langage musical sont surtout l’assemblage directe et inversé des micro-structures, combiné avec des nouvelles ou avec une répétitivité sur deux plans distinctes.
La mise en page compacte donne un tout qui mélange interférences stylistiques difficiles à cataloguer. En fait la Nocturne présente une symbiose entre la noblesse et le caractère visionnaire du post-romantisme français de Franck et les procédés typiques du néoclassique Stravinski. L'image d'ensemble est celle d'une sobre confession dont l'interprétation nécessite elle aussi une totale indépendance timbrale des doigts, pour bien valoriser les multiples plans demandés par la mise en page de la pièce. La Nocturne s'avère une véritable école du touché différencié et du jeu de couleurs, révélant en même temps une mélodie naturelle. C'est l'expression, encore une fois, d'une inspiration plus ou moins contrôlée par la raison.
Une année avant la composition de la Sonatine pour la main gauche, Lipatti imagine une œuvre monumentale – son plus ambitieux projet. Connaissant les deux parties de la Fantaisie op. 8, achevée à Fundateanca en 1940, change la perspective sur son héritage. La mise en page savante et le contenu émotionnel font de cette partition une révélation qui compense, dans une certaine mesure, l'absence du patrimoine musical roumain de la deuxième Sonate pour piano de Enescu. L'impression générée par l'écoute de la Fantaisie défie l'éclectisme parce que des motifs organiques justifient l'existence d'un tout équilibré où la Sonate et la Suite se retrouvent dans un discours cyclique. La réussite de ce projet énigmatique vient légitimer une puissante vocation pour la composition.
Dans l'écriture de la Fantaisie on sent – plus que dans d'autres partitions de Lipatti – l'assimilation du mélos d'Enescu, basée sur un nombre réduit de cellules archétypales, présentes dans toutes ses créations les plus importantes. Lipatti essaie à son tour d'utiliser ces cellules dans cette Fantaisie qu'il décrit, avec sa modestie caractéristique : « Dans l'Introduction on distingue deux éléments générateurs : le premier a un caractère nostalgique et le deuxième, un caractère osé, vivace. Suivent deux mouvements qui, avec l'Introduction, constituent la 1ère partie. La fin tend vers la forme de Sonate et mène à l'amplification expressive des motifs basiques. ». Le travail thématique est beaucoup plus subtil, certaines particules des thèmes se mélangent et donnent naissance à d'autres lignes mélodiques, qui, dans ce contexte, semblent extrêmement familières pour ceux qui écoutent.
Lipatti a présenté son œuvre à l'Athénée roumain le 12 mai 1941 dans un concert de chambre spécial. Ses partenaires à l'affiche étaient Enescu et Silvestri, eux-aussi dans la double posture de compositeurs et interprètes. La deuxième audition a eu lieu après 51 ans, dans mon interprétation. La partition m'a été confiée par le musicologue Viorel Cosma. Un certain mécontentement de soi de l'auteur semble planer sur cette partition, c'est pourquoi certains éléments semblent avoir été laissés inachevés. La raison en devrait être cherchée dans la grandeur de ce projet, qui a sa source volcanique dans le début, mélange de murmures plaintifs. Cette communion de timbres confiés au piano est nimbée par le génie du pianiste.
Le mois d'août 1941 survient après une période de créativité intense, liée à la présentation en première de la Symphonie concertante et à l'anniversaire de 20 d'existence de la Société des Compositeurs Roumains. Maintenant, dans le calme de Fundateanca, une partie de la Sonatine pour la main gauche verra le jour. C'est une œuvre toute fraîche, résultée d'un élan unique et spontané d'inspiration, où l'économie inhabituelle des moyens d'expression donne naissance à un discours simple en apparence. Mais derrière la clarté et la concision il y a une articulation de la forme, dont la logique est difficile à cerner. L'impulsion intérieure du compositeur a été celle d'écrire une musique limpide, enjouée, jamais simpliste, avec un minimum de sons et surtout accessible.
Lipatti décrit son œuvre comme étant « purement roumaine ». Un certaine ambiguïté d'articulation du discours, qui donne naissance à des interprétations plurielles, maintient une onde de mystère sur cette partition. Cette musique semble « une bagatelle » - ce nom étant spontanément attribué par Lipatti, dans sa modestie.
Équilibre, limpidité, tonus, tous ces éléments soulignent la maîtrise de la mise en page, avec ses défis, pas du tout simples. En général, la Sonatine reste sobre, néoclassique. Pendant des décennies elle a été la seule composition de Lipatti à être jouée en Roumanie (même si ce n'était pas la seule à avoir été éditée). Pourtant elle a été moins souvent présentée qu'elle n'aurait mérité. Le discours musical ne manque pas de subtilités d'écriture (nées de la plastique de la main) ou de construction. Une œuvre de patrimoine, la Sonatine pour la main gauche est l'une des plus importantes crées par Lipatti.
Dans leur ensemble, les titres évoqués témoignent de la vigueur créatrice d'un discours authentique, équilibré, et esquissant un profile de créateur pour lequel « il n'y a pas d'anachronisme stylistique » selon les dires de Octavian Lazar Cosma. Le jeune artiste s'incline devant le génial Enescu, tout en ayant la conscience de la nécessité de s'éloigner de « l'influence des Sonates pour piano du Maître Enescu ».
La destinée posthume de la musique pour piano solo de Dinu Lipatti a été, du point de vue de la connaissance et de la propagation, comparable à celle de l'ensemble de l'héritage du célèbre musicien, partageant dans une certaine mesure la non-connaissance de la part des interprètes. Les exceptions sont peu nombreuses et tiennent surtout à la connaissance et au professionnalisme d'une génération disparue et en grande partie émigrée. Il faut souligner l'influence de la pianiste Lory Wallfisch et, celle plus récente de Luiza Borac et de Mihai Ungureanu.
D'une difficulté transcendentale, l'écriture de Lipatti reprend les conquêtes romantiques et modernes, même si le discours polyphonique avec ses multiples rythmes et timbres pour la même main sera un défi pour l'exécution.
La richesse d'informations de ces œuvres originales pour piano solo sont à la hauteur du talent du grand pianiste. Afin de jouer ces partitions, le soliste doit posséder un véritable arsenal de moyens techniques et d'expression, bien travaillés pendant des heures d'étude disciplinée. La délicatesse, la force intérieure, un esprit enjoué et un sens de la phrase, du ludique et de l'épique sont aussi des ingrédients nécessaire à une bonne interprétation des œuvres de Lipatti.
Espérons que l'avenir occasionnera une redécouverte de la création pour piano solo du maître roumain sur la scène de concert. Une présentation soutenue de ces œuvres justifierait les paroles du musicien italien Marco Vicenzi : « Le compositeur Dinu Lipatti est au même niveau que la poétique du pianiste, qui savaient donner de la rigueur à la pensée romantique et de la chaleur à l'expression de l'équilibre classique ».
(Traduction : Petra Gherasim)
BIBLIOGRAPHIE
Bârgăuanu, Grigore, Tănăsescu,
Dragoș: Dinu Lipatti, Ed. Muzicală, Bucarest, 2000
X X X: « Dinu Lipatti - Contemporanul nostru », in Caietul
Simpozionului internațional "Dinu Lipatti", [ed. I], 1995, Commission Nationale de la Roumanie pour
l'UNESCO, Bucarest, 1996.