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Emil Sauer - Vladimir Horowitz

Dans Libertatea, Bucarest, no. 10, 20 mai 1939

Lipatti autrement / Le critique musical / Chroniques de Lipatti




Emil Sauer. Depuis très longtemps il ne m'est pas arrivé d'être si ému comme je le fus à l'apparition sur scène du vénérable et illustre Emil Sauer. La même silhouette distingué et digne, le même homme, le même artiste.

Emil Sauer reste pour notre génération un symbole du siècle passé, un des rares « pianistes-aigles », s'il m'est permis d'utiliser cette expression quelque peu banale déjà.

J'ai ressenti hier soir, dans son récital à Paris, tant d'émotions contradictoires, que j'ai du mal à les définir. Premièrement, une rare joie de constater que l'artiste est inchangé (et je crois qu'il restera le même jusqu'au dernier moment). Rien de son jeu et de son attitude ne trahissait ses 80 ans, couronnés de lauriers et de travail.

Ensuite un sentiment de profonde tristesse. Comment se fait-il que, en dépit d'un passé glorieux, Emil Sauer est aujourd'hui obligé de jouer dans la petite salle Erard, quand les concerts de Brailowsky ou Uninski sont complets à la Salle Pleyel ? L'ancien et éternel jugement superficiel de la masse, attirée en grande partie par snobisme ou par la publicité. En ce qui concerne Sauer, il y aurait encore une autre explication, aussi curieuse que triste : il n'est pas connu de la génération actuelle, et sa génération à lui n'existe plus. Quelque paradoxal que ça puisse paraître, c'est pourtant vrai : Emil Sauer, l'artiste international, l'élève du grand Liszt est obligé à la fin d'une carrière brillante, de « se faire une renommée » !! Au moins en France !

Sans le vouloir, je me heurte ici à une question pénible et dangereuse pour chaque artiste, qu'il soit une grande star ou un simple débutant. Il s'agit d'une question complexe et grave, qui se manifeste surtout ce dernier temps, quand la musique mécanique (la radio et les disques) imposent au pianistes des demandes qui le poussent à s'éloigner parfois du véritable sens de son art. Résultat : une visible tendance pour la perfection technique absolue, manquant pourtant de sensibilité et d'élan.

Puis, il y a un autre danger : nous vivons à une époque où, pour satisfaire et pour attirer un public, les concessions sont faites plutôt du côté des artistes, et non-pas par le public. L'un des effets de ce processus sont les programmes peu imaginatifs de tous les concerts du monde. Il manque surtout un courage élémentaire de soutenir ce qui mérite d'être soutenu, et non-pas ce qui est sur de vendre des billets ! C'est pourquoi nous avons aujourd'hui un public qui reste indifférent quand il s'agit d'une œuvre inconnue – nouvelle ou inconnue (le 16e siècle et le début du 17e peuvent s'avérer une source de richesses insoupçonnées). La même chose s'applique quand il s'agit d'un artiste inconnu : le public ne se donne pas la peine de venir à des concerts s'il ne s'agit pas de quelques vedettes favorites dont la renommée est fabriquée aux États-Unis et qui, mis à part les exceptions connues, ne dépassent pas Brailowsky & co.

Mais laissons de côté ces considérations moins attractives et revenons à la musique. Après l'Andante à variations en fa mineur de Haydn, Sauer a interprété remarquablement la Sonate op. 27 no. 2 en do dièse mineur de Beethoven. Si dans la première partie son jeu a été trop « concret » en termes de sonorité, le reste de la Sonate a été interprété de manière magistrale, ménageant tous les effets en crescendo, sans précipiter le Finale, gardant une vigueur et une clarté exceptionnelles dans les passages rapides. Entre parenthèses, la palette sonore de Sauer ou de Paderewsky est incontestablement plus réduite que celle de Horowitz ou Gieseking. À ce chapitre, je crois que la génération actuelle de pianistes a marqué un progrès indéniable, aidée bien sûr par le perfectionnement mécanique des pianos modernes. C'est l'explication que je trouve au fait que Sauer n'ait pas utilisé dans la première partie de la Sonate de Beethoven « les demi-teintes » tellement appréciées par Gieseking, Kempff ou Schnabel. Le pianiste actuel peut ajouter plus de couleur à la musique qu'au siècle précédent et est obligé de s'écouter avec plus d'attention. Mais revenons à Sauer.

« Hallucination » de Schumann a été un vrai frémissement d'ailes. La même chose s'applique aux passages en « leggiero » des pièces de Chopin, présentées dans la deuxième partie. La Fantaisie en la mineur a été d'une vitalité miraculeuse et la célèbre Nocturne en mi bémol majeur – il l'a rajeunie grâce à l'absence du rubato exagéré auquel nous sommes habitués. Le point culminant a été atteint grâce à la Valse op. 42 en la bémol, où Sauer s'est outrepassé, donnant une nouvelle vie à ces pages miraculeuses.

Généreux avec les bis et de bonne humeur, le grand pianiste a clôturé un récital que nous souhaiterions de tout cœur pouvoir réécouter bientôt.

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Vladimir Horowitz. Presque cinq ans depuis la dernière fois que j'ai eu l'occasion d'admirer ce magicien du piano. D'ailleurs, je crois que mon impatience était la même que celle de tous ceux qui avaient assailli la grande salle Playel le soir du récital de Horowitz. Je m'attendais à retrouver le virtuose diabolique qui avait étonné le monde entier à ses débuts. Je l'ai trouvé cependant transformé – et pas d'une bonne manière. Du point de vue de sa technique, il est resté incontestablement le même pianiste extraordinaire ; mais j'ai l'impression, et je crois ne pas être le seul à penser de cette manière – que Horowitz souhaite à tout prix « purifier » ses interprétations, les dépouiller de tout ce qui pourrait être artificiel, mais obtient en revanche l'effet contraire : son jeu devient mécanique et fatalement artificiel !

Tant qu'il a été guidé par son instinct de musicien, de la sensibilité de la jeunesse, rien dans ses interprétations ne laissait place à la moindre critique. Pourtant, aujourd'hui peut-être du fait de considérations extra-musicales dues à sa parenté avec le grand Toscanini, Horowitz souhaite pénétrer les œuvres qu'il interprète, il veut les rendre intéressantes. Dans un mot, il veut les transformer.

Rien ne peut être plus triste qu'une musique stylisée, intellectualisée, là où le bon sens et la sensibilité suffisent. Je ne me rappelle précisément que le sens d'une grande vérité exprimée par Busoni : « l'erreur c'est que Beethoven a été trop profond. La véritable philosophie ne consiste pas à se promener en noir dans les rues de Venise, mais de participer au Carnaval. ».

Quelle grande vérité et à quel point elle s'adapte au cas de Horowitz. Un mot suffirait pour libérer le grand pianiste de son propre fantôme.

La Bruyère dit : « Les gens veulent toujours passer pour ce qu'ils souhaitent être, et non-pas comme ils sont en réalité ». La Sonate op. 31 no. 3 de Beethoven a le plus souffert de cette « intellectualisation » Elle avait l'air d'une musique d'au de-là de la tombe. De même le Scherzo en mi majeur de Chopin, cette extraordinaire page pleine de poésie, évocation éloignée des anciens « modes », véritable chef-d’œuvre qui a été « crucifié » de manière barbare par Horowitz. Dans la deuxième partie en revanche, le pianiste nous a apporté des satisfactions que le musicien n'a pas pu procurer au début. Deux études de Debussy (pas des plus réussies) ont été interprétées magnifiquement.

Dans la Nocturne no. 6 de Fauré le miracle s'est produit : Horowitz a oublié qu'il est Horowitz et est redevenu un simple musicien qui l'a interprétée magistralement, l'empreignant de toute la poésie nécessaire et réussissant enfin à nous émouvoir. La Balade no. 4 de Chopin a été moins bien, mais assez intéressante tout de même. La très connue Valse en la bémol de Brahms du bis a été féerique, difficile à décrire. Tout était pianissimo à l'exception de la basse et de la mélodie supérieure qui étaient un peu accentués. Un Capriccio de Dohnany, extrêmement brillant, interprété avec toute la conviction de ses doigts d'acier a enflammé la salle et a occasionné une série d'adorables bis. Le jour où Horowitz s'acceptera tel qu'il est, il sera le plus extraordinaire pianiste de tous les temps.