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Landowska – Szighera – Scherchen – Stravinski

Dans Libertatea, Bucarest, no. 12, 20 juin 1938

Lipatti autrement / Le critique musical / Chroniques de Lipatti




Cette semaine j'ai eu l'occasion d'entendre des très beaux concerts. Wanda Landowska est sans doute l'une des plus grandes interprètes de la musique classique. Le premier concert de la série qu'elle donnera cette année dans sa salle privée à Saint Leu-la-Forêt a été dédié à Jean Sébastien Bach : des préludes et des fugues du Clavecin bien tempéré, la Partita en si bémol et la Fantaisie chromatique, tout le programme étant présenté au clavecin.

Le profond respect dû aux grands maîtres n'empêche pas Wanda Landowska d'exprimer d'une manière très personnelle leur musique. Elle a raison dans tout ce qu'elle fait, même quand l'inspiration du moment la pousse à s'éloigner de la partition. En ce qui concerne les ornements et des trilles, si difficiles à réaliser quand il s'agit de classiques, Wanda Landowska est brillante. À l'un des cours des années précédentes, elle a avoué que, plus elle interprète des œuvres de Bach, plus elle les joue dans un tempo plus lent. Elle a, une fois de plus, raison. « Le clavecin bien tempéré » devient, sous ses doigts plus grandiose et plus expressif que nous ne nous attendons.

Lors du deuxième concert qu'elle a donné, toujours dans la splendide salle de Saint Leu, Wanda Landowska a interprété deux Sonates de Haydn et deux Polonaises inconnues de Friedemann Bach, le plus doué des fils du célèbre Jean Sébastien, surnommé à l'époque « le grand Bach » (bien sûr, que l'ombre de Jean-Sébastien Bach était si grande qu'elle interdisait à ses contemporains tout degré de comparaison). Ensuite nous avons écouté une Sonate en si bémol de Mozart Wanda Landowska est à la fois une remarquable pianiste et une claveciniste raffinée, produisant au piano des effets surprenants, grâce à salongue expérience au clavecin.

Dans une autre salle, non moins belle, à l'Abbaye de Royaumont, où de nombreux chefs-d'orchestre et organistes viennent se produire, j'ai écouté un concert dirigé par Charles Münch, dont le programme proposait uniquement des œuvres classiques. À l'exception du Concerto de Stamitz, un compositeur moins intéressant, tout le reste du programme a été merveilleux : la Symphonie en ré mineur de Friedemann Bach, le Concerto brandenbourgeois en sol (no. 3) de J. S. Bach, une admirable Suite pour orchestre à cordes de Purcell et un concerto pour orgue de Händel.

Quelle musique bénie !

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Le violoniste Leon Szigera a quitté l'archet pour la baguette du chef-d'orchestre, qu'il ne maîtrise pas avec beaucoup d'autorité. À l'occasion de son premier concert en cette qualité à Paris, j'ai pu remarquer l'absence totale de discernement du public parisien qui, comme un troupeau de moutons, se laisse mener par la publicité plus ou moins scandaleuse de quelques agents artistiques. C'est la seule explication que je peux imaginer pour le succès d'un Brailowsky ou Niedzelsky. Il paraît que Brailowsky aurait eu à un moment un peu de sensibilité, qualité qui aujourd'hui lui manque totalement et qui laisse place à une virtuosité qui n'a même pas l'excuse d'être raffinée. Le Concerto de Schumann a été joué lamentablement, et le Concerto en la majeur de Liszt a brillé uniquement grâce à des octaves bien exécutées. Heureusement il reste encore des grandes pianistes qui ne réduisent pas le rôle de virtuose à une simple acrobatie. C'est à eux qu'appartiendra le royaume de la musique.

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Hermann Scherchen est un chef-d'orchestre doué d'une intelligence musicale de premier ordre. Il a dirigé la semaine dernière « L'offrande musicale » de Bach dans un esprit de recueillement qui lui rend honneur. Ensuite l'adorable Sérénade en ré majeur (no. 2) de Mozart, interprétée parfaitement. Stravinsky a écrit récemment un Concert en mi bémol majeur pour orchestre de chambre. Je l'ai écouté récemment et j'avoue qu'il ne m'a suscité aucune émotion. L'art de Stravinsky est toujours le même, je me demande si la merveilleuse flamme qui anime « Le Sacre du Printemps », « Noces » et « Petroushka » ne s'est pas éteinte avec « Perséphone ». Bien sûr que non, et je le lui souhaite de tout mon cœur. Ses dernières œuvres sont tellement objectives, que je ne puis pas m'empêcher de me poser cette question. Au fond, c'est difficile de se surpasser soi-même une fois qu'on a offert à l'humanité « Le Sacre du Printemps ».

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Un concert intéressant a été celui donné par deux pianistes françaises, très douées – Nadine Desouches et Hélène Boscchi, les deux d'anciennes élèves de Cortot. Elles ont eu un programme intéressant qu'elles ont joué avec brio : Adagio et Fugue de Mozart, « En blanc et noir » de Debussy, les Variations pour deux pianos de Schumann, une Barcarolle de Suzanne Demarquez etc.

Avec une sonorité homogène, les deux pianistes ont formé un duo remarquable. Comme bis, elles ont joué avec beaucoup de verve une adorable Marche à quatre mains de Schubert.